91ÉçÇř

Parlons de stress - entrevue avec Rose Bagot

Rose Bagot, Ph. D., est chercheuse principale au Centre Ludmer en neuroinformatique et santé mentale. Elle étudie les modèles murins de stress dans l’espoir ultime que les troubles liés au stress, comme la dépression et l’anxiété, soient mieux compris et mieux traités. Dans cette récente entrevue, elle nous parle de son laboratoire et de ses dernières trouvailles.

Parlez-nous de vous et de votre parcours universitaire jusqu’à maintenant.
Je m’appelle Rose Bagot. Je suis professeure agrĂ©gĂ©e au DĂ©partement de psychologie de l’UniversitĂ© 91ÉçÇř, neuroscientifique comportementale. J’ai fait mes Ă©tudes de premier cycle en psychologie Ă  l’UniversitĂ© New South Wales Ă  Sydney, en Australie, avec l’intention de devenir psychologue clinicienne. En cours de route, j’ai suivi un cours sur l’apprentissage et la mĂ©moire, et j’ai eu l’occasion de faire de la recherche fondamentale sur des rats. J’ai alors compris que le « pourquoi » et le « comment » m’interpellaient davantage que l’aspect clinique.

J’ai fait un doctorat Ă  l’UniversitĂ© 91ÉçÇř avec Michael Meaney et Tak Pan Wong, analysant comment les premières expĂ©riences de vie pouvaient donner naissance Ă  diffĂ©rentes fragilitĂ©s Ă  l’âge adulte. Durant mes Ă©tudes postdoctorales Ă  l’Icahn School of Medicine at Mount Sinai de New York, je me suis intĂ©ressĂ©e principalement aux modèles prĂ©cliniques de dĂ©pression, aux circuits neuronaux, aux changements molĂ©culaires dans les modèles murins d’exposition au stress, et plus prĂ©cisĂ©ment Ă  ce qui se passait lorsqu’un animal se rĂ©vĂ©lait sensible ou, au contraire, rĂ©silient au stress. C’est aussi la raison d’être de mon laboratoire : Ă©lucider l’influence du stress sur le cerveau.

Parlez-nous de quelques-unes des techniques que vous utilisez en laboratoire pour Ă©tudier les voies du stress.
J’aime aller au fond des choses, partir du comportement et remonter jusqu’au mécanisme moléculaire sous-jacent. Pour ce faire et dresser un portrait global, nous utilisons une panoplie de techniques in vivo et post‑mortem. Nous investissons notamment dans la conception et l’établissement de paradigmes comportementaux robustes, et nous faisons appel à des techniques d’imagerie pour observer ce qui se passe dans le cerveau d’animaux éveillés et libres de leurs mouvements. Parmi les techniques que nous employons, il y a la photométrie à fibre, qui peut caractériser l’activité des neurones grâce aux changements de fluorescence d’ions calcium. En cas d’activité neuronale, les capteurs implantés pour détecter les ions calcium émettent un signal de fluorescence. Nous utilisons également différentes techniques d’imagerie unicellulaire, qui nécessitent l’implantation d’un microscope miniature grâce auquel nous recueillons des images vidéo de cellules individuelles, dont les signaux varient en fonction des tâches comportementales exécutées par l’animal. Cela nous aide à comprendre la réponse neuronale à une tâche donnée. Incidemment, il existe une nouvelle technologie appelée multiscope, qui permet d’enregistrer l’activité cellulaire dans plusieurs parties du cerveau, en même temps. Nous utilisons aussi l’optogénétique pour stimuler l’activité cérébrale et ainsi observer des projections neuronales et leur incidence sur les circuits neuronaux. En ce qui concerne les analyses tissulaires post-mortem, nous procédons à un séquençage unicellulaire pour faire la lumière sur le contrôle de l’expression génique de certaines cellules et l’influence des stimuli de stress ou de récompense. Nous pouvons utiliser des virus pour modifier l’expression génique. Nous pouvons accroître l’activité d’un type de cellule en particulier afin de voir comment l’animal s’adapte au stress ou traite l’information liée à une récompense.

Qu’est-ce qui vous a incitée à revenir à Montréal?
J’avais le profond dĂ©sir de revenir, mais il me fallait d’abord m’assurer d’avoir le nĂ©cessaire pour mettre sur pied le laboratoire dont je rĂŞvais. J’ai posĂ© ma candidature dans plusieurs universitĂ©s du Canada et des États‑Unis, et j’ai reçu de nombreuses offres, mais c’est grâce au Centre Ludmer que je suis revenue Ă  91ÉçÇř. Le Centre a contribuĂ© financièrement Ă  mon dĂ©marrage, ce qui m’a incitĂ©e Ă  accepter l’offre de 91ÉçÇř. Avec ce financement additionnel, j’ai pu dĂ©velopper rapidement mon laboratoire et poursuivre des stratĂ©gies ambitieuses, sans m’inquiĂ©ter d’avoir les fonds nĂ©cessaires pour payer les Ă©tudiants ou recruter des gestionnaires de laboratoire. J’avais les coudĂ©es franches pour mener mes recherches.

Parlez-nous d’une trouvaille emballante de votre laboratoire.
Nous avons récemment mené une étude sur les mécanismes neuronaux liés au traitement des signaux de menace et sur le codage de l’information, des projections du cortex préfrontal et de l’hippocampe ventral vers le noyau accumbens. Lors de travaux antérieurs, nous avions constaté que les deux circuits neuronaux codaient les stimuli menaçants et les stimuli neutres chez les souris mâles et les souris femelles. Notre récente étude a révélé qu’il y avait une différence entre les sexes quant au traitement des stimuli neutres. Chez les mâles, l’activité dans l’hippocampe ventral augmentait uniquement en réponse à des stimuli menaçants. En revanche, chez les femelles, tant les stimuli menaçants que les stimuli neutres étaient associés à une activité accrue dans l’hippocampe ventral. La différenciation entre les deux types de stimuli se faisait dans le cortex préfrontal. Parallèlement à ces constatations, nous avons découvert qu’en cas d’inhibition de l’activité de l’hippocampe ventral, les souris mâles avaient du mal à distinguer les stimuli menaçants des stimuli neutres, contrairement aux femelles. Inversement, l’inhibition de l’activité du cortex préfrontal avait un effet chez les femelles, mais pas chez les mâles. Voilà qui était surprenant étant donné que, du point de vue comportemental, mâles et femelles semblent tout aussi aptes à distinguer les stimuli menaçants des stimuli neutres. Nous sommes vraiment emballés par cette découverte, qui n’a été possible que parce que nous étudions systématiquement les souris mâles et les souris femelles dans notre laboratoire.

Quelle pourrait être la portée de ces résultats?
Ces résultats dénotent des différences de sensibilité à l’anxiété et au stress. Nous savons que les femmes sont beaucoup plus susceptibles que les hommes de souffrir de troubles anxieux. Nous pourrions avancer, de façon très hypothétique, que le cortex préfrontal contribue grandement à empêcher la généralisation à outrance de la menace. Si le stress porte atteinte aux voies du cortex préfrontal ou à ce dernier, la régulation des réponses à la menace risque davantage d’être perturbée. Nous savons par ailleurs que les deux sexes se différencient au chapitre de l’excitabilité des neurones de l’hippocampe ventral qui se projettent dans le noyau accumbens. En général, ces neurones sont plus facilement activés chez les femelles, ce qui peut se traduire par une réponse moins spécifique aux stimuli menaçants ou neutres. En comparaison, l’excitabilité des neurones de l’hippocampe ventral est faible chez les mâles, d’où une réponse plus spécifique aux stimuli menaçants. Si nous ne prenons pas acte des différences sous-jacentes aux mécanismes comportementaux, les traitements que nous mettrons au point n’auront qu’une efficacité limitée. Il est bon de se le rappeler.

En quoi ces paradigmes de recherche peuvent-ils conduire à de meilleurs traitements dans les troubles liés au stress?
Les travaux précliniques jettent les bases des découvertes futures. En comprenant ce qui se passe au niveau moléculaire, on peut trouver des façons souples d’influer et d’agir sur les fonctions cérébrales. Le séquençage unicellulaire nous donne une idée très précise de l’identité moléculaire d’une cellule et du rôle qu’elle joue dans la réponse comportementale. Nous pouvons dès lors cibler un type de cellule en particulier pour en moduler l’activité, corriger l’expression génique ou provoquer l’activation de gènes associés à la résilience.

Cela fait également progresser les connaissances fondamentales. Comme je l’ai dit plus tôt, nos récentes trouvailles laissaient croire que le cortex préfrontal contribue de façon particulièrement importante au maintien de la réponse adaptative à la menace chez les souris femelles. Elles pourraient donc mener à la mise au point d’interventions comportementales visant à mobiliser davantage le cortex préfrontal. Les possibilités sont nombreuses.

En quoi la collaboration de votre laboratoire avec d’autres équipes de recherche peut-elle bonifier vos travaux?
Arrive un moment où l’on veut sortir du cadre de notre domaine d’expertise et aller au-delà des techniques, et c’est ce que permet la collaboration. À titre d’exemple représentatif du Centre Ludmer, je travaille avec Claudia Kleinman, experte en génétique humaine et en bioinformatique. Cette coopération a été déterminante pour l’élaboration de nos protocoles d’analyse de séquençage unicellulaire. La professeure Kleinman nous a aidés à repousser nos limites et à évaluer notre approche d’un œil critique.

Quels sont les plus grands défis auxquels vous êtes confrontée dans votre travail?
Le climat d’instabilité politique en est tout un. Nous nous heurtons à des obstacles pour recruter des talents et soutenir des scientifiques de tous horizons. Au Centre, les valeurs de diversité et d’équité que nous défendons ne sont pas que des critères de représentativité. Mon laboratoire compte des gens de formation et de culture diverses, qui travaillent main dans la main et apprennent les uns des autres. Cela crée un milieu productif et stimulant, où naissent des idées qui ne nous seraient pas venues à l’esprit autrement. En science, voir les choses sous des angles différents procure des avantages tangibles. Or, on s’obstine à nous mettre des bâtons dans les roues. Je trouve cela profondément troublant.

Qu’est-ce qui attend votre laboratoire?
Nous avons obtenu une subvention pour poursuivre l’étude des mécanismes neuronaux expliquant les différences entre les sexes au chapitre du traitement des stimuli menaçants ou neutres. Nous menons par ailleurs un ensemble de projets sur la façon dont le cerveau traite les signaux de récompense et sur l’influence du stress à ce chapitre. Dans un tout autre registre, nous nous penchons sur le mode d’action de la psilocybine comme éventuel traitement dans la dépression. Je suis aussi très emballée par nos projets d’imagerie calcique, une technique qui pourrait nous aider à comprendre comment les circuits neuronaux intègrent l’information en temps réel chez un animal éveillé exécutant une tâche comportementale.

Quels conseils donneriez-vous aux personnes en début de parcours académique ou de carrière scientifique?
Faites preuve de curiosité tout en ne perdant pas de vue votre sens pratique. Si vous laissez la passion guider votre parcours professionnel, vous mènerez une existence heureuse selon moi. Assurez-vous toutefois que votre vie soit rythmée par autre chose. Pour moi, c’est la famille. Elle me garde les deux pieds sur terre et préserve l’équilibre travail-vie personnelle. Cette stabilité influence positivement ma façon d’aborder mon travail. J’arrive chaque matin, animée par un enthousiasme et un intérêt renouvelés pour ce que je fais.

Back to top