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Contenir l'exp茅rience psychotique entre plusieurs syst猫mes de sens : La clinique transculturelle aupr猫s d'adolescents migrants pr茅sentant un premier 茅pisode psychotique

C茅cile Rousseau, MD, Fiona Key, MD

La question de l'ad茅quation de nos syst猫mes diagnostiques et de nos approches th茅rapeutiques se pose chaque fois que nous intervenons avec des patients d'autres cultures. Lors de la derni猫re r茅vision du DSM-IV le Group on Culture and Diagnosis (Alarcon 1995, Mezzich 1995) s'est pench茅 sur les fa莽ons de rendre la formulation diagnostique et le plan de traitement 茅labor茅 subs茅quemment plus appropri茅 culturellement. Les conclusions du groupe mettent de l'avant la n茅cessit茅 de tenir compte de la fa莽on dont le patient et son groupe de r茅f茅rence se repr茅sentent la maladie ou le probl猫me (Good & Good, 1986) et soulignent que pour 锚tre r茅ellement utile, une 茅valuation culturelle devrait affecter non seulement le processus diagnostique, mais aussi fournir en contextualisant son environnement social sp茅cifique des avenues th茅rapeutiques (Lewis, Fernandez, 1996).

Dans le champ des d茅sordres psychotiques l'importance des 茅tiologies neurophysiologiques et des traitements biologiques rel猫gue souvent la culture au rang de curiosit茅 (Nuechterlein, 1992) pourtant de nombreuses 茅tudes conduites pour la direction de l'Organisation mondiale de la sant茅 ont montr茅 que le cours de la schizophr茅nie varie de fa莽on transculturelle et est plus favorable dans les pays non occidentaux (Leff et al, 1992). M锚me si les facteurs sp茅cifiques responsables de ces diff茅rences n'ont pas 茅t茅 identifi茅s clairement, ils indiquent que, 脿 des niveaux personnels et/ou collectifs, des facteurs socio-culturels peuvent avoir une importance cl茅 au niveau de l'茅volution de ces probl猫mes. Corin (sous presse) sugg猫re qu'un de ces facteurs est la fa莽on dont la culture structure les r茅seaux de symboles et de significations au travers desquels l'exp茅rience de la maladie est comprise. Or, dans le cas des adolescents migrants, qui d茅veloppent une double appartenance culturelle, l'exp茅rience de la maladie se formule 脿 partir d'au moins deux univers culturels. Cela repr茅sente un d茅fi suppl茅mentaire pour la famille et pour l'茅quipe traitante, d茅j脿 aux prises avec la crise que repr茅sente un premier 茅pisode psychotique. Ce d茅fi auquel fait face l'adolescent migrant et sa famille peut 锚tre, et est souvent, v茅cu sous le signe de l'incompr茅hension et du chaos: les consultations tardives et l'absence d'observance du traitement chez les populations migrantes ont 茅t茅 amplement document茅e. La pr茅sence simultan茅e de 2 univers culturels peut aussi cependant dans certains cas 茅largir le champ de strat茅gies disponibles pour le jeune et sa famille en leur permettant d'emprunter 脿 la fois aux savoirs de la communaut茅 d'origine et aux connaissances de la communaut茅 h么te et de ses institutions.

L'objectif de cet article est d'analyser l'apport possible et la sp茅cificit茅 d'une approche transculturelle aupr猫s de ces familles. Nous pr茅senterons l'exp茅rience clinique de la clinique transculturelle de l'h么pital de Montr茅al pour Enfants aupr猫s des adolescents psychotiques immigrants 脿 partir de 5 vignettes cliniques puis nous discuterons certains des principes cliniques qui sous-tendent cette intervention.

L'H么pital de Montr茅al pour Enfants est un h么pital p茅diatrique universitaire dont l'urgence re莽oit environ 30% d'enfants immigrants ou r茅fugi茅s de premi猫re ou de deuxi猫me g茅n茅ration. L'h么pital n'a pas d'unit茅 psychiatrique pour les adolescents et ceux-ci sont hospitalis茅 sur les 茅tages m茅dicaux et chirurgicaux par l'Adolescent acute Crisis Team qui initie le traitement et les r茅f猫re vers une instance appropri茅e. Depuis 4 ans l'h么pital a 茅galement une 茅quipe de consultants en psychiatrie transculturelle. Ces deux 茅quipes r茅alisent un travail conjoint autour des adolescents immigrants psychotiques en assurant une 茅valuation psychiatrique et culturelle et un traitement int茅grant des approches occidentales et traditionnelles.

Mohamed聽: la mal茅diction d'un p猫re

Mohamed est un jeune somalien de 15 ans qui s'est pr茅sent茅 脿 l'urgence dans un 茅tat de d茅sorganisation important: terroris茅 il avait des hallucinations visuelles et pr茅sentait des comportements agressifs. Un diagnostic de psychose aigu毛 a 茅t茅 pos茅. Il 茅tait arriv茅 de Somalie o霉 il vivait avec son p猫re, sa belle-m猫re et ses fr猫res et soeurs, quelques mois auparavant. Il avait 茅t茅 envoy茅 par son p猫re chez une s艙ur de celui-ci qui, rapidement, l'avait remis 脿 sa m猫re dont il avait 茅t茅 compl猫tement s茅par茅 pendant 9 ans. Au cours de l'hospitalisation la m猫re, qui au d茅part adh茅rait 脿 une compr茅hension m茅dicale de la maladie de son fils, avait peu 脿 peu r茅v茅l茅 le long conflit entre le clan du p猫re et le sien qui sous-tendait l'histoire de Mohamed. Le p猫re de Mohamed, apr猫s avoir pendant des ann茅es interdit tout contact entre celui-ci et sa lign茅e maternelle, avait d茅cid茅 de l'envoyer indirectement 脿 sa m猫re au moment o霉 celle-ci, ayant refait depuis peu sa vie, se retrouvait enceinte. Par ailleurs, une s茅rie de catastrophes avaient frapp茅 la famille de la m猫re durant les derni猫res ann茅es: son p猫re en visite au Canada 茅tait d茅c茅d茅 d'un cancer qui s'茅tait d茅clar茅 de fa莽on fulgurante. L'un de ses fr猫res profond茅ment affect茅 ne s'en 茅tait jamais remis et 茅tait profond茅ment d茅prim茅 depuis cet 茅v茅nement. C'est la mort d'un autre de ses fr猫re, dans un accident de train, qui avait 茅t茅 l'茅l茅ment d茅clencheur de l'茅tat de Mohamed. L'茅vocation d'茅tiologies traditionnelles du registre de la possession pour expliquer la maladie de Mohamed par l'茅quipe de psychiatrie transculturelle n'avait, au premier abord, pas rencontr茅 d'茅chos chez la m猫re qui s'affirmait tr猫s accultur茅e. Sa s艙ur, arriv茅e en m锚me temps que lui, avait par contre racont茅 que son autre fr猫re avait 茅t茅 poss茅d茅 deux ans auparavant et que la famille de sa belle-m猫re poss茅dait des pouvoirs sp茅ciaux et 茅tait crainte et respect茅e 脿 cause de cela.

Apr猫s avoir h茅sit茅, la m猫re avait d茅cid茅 de consulter des gu茅risseurs traditionnels, africains et somaliens, qui lui avaient 茅t茅 recommand茅s dans diverses villes. Ceux-ci avaient tous concord茅 dans leur diagnostic: Mohamed 茅tait poss茅d茅 par un mauvais esprit envoy茅 par le lignage du p猫re pour nuire 脿 la m猫re; un des gu茅risseurs le d茅crivait comme "un missile vivant". L'茅quipe psychiatrique qui suivait Mohamed avait alors recommand茅 une int茅gration de diff茅rentes modalit茅s th茅rapeutiques (m茅dicales, religieuses et traditionnelles) et un r茅tablissement des liens avec le lignage paternel afin de contrer l'effet de la mal茅diction. Malgr茅 le refus du p猫re de Mohamed de r茅pondre aux appels, l'alliance avec le lignage paternel avait pu 锚tre 茅tabli, gr芒ce 脿 sa s艙ur jumelle qui 茅tait de passage au Canada. Mohamed avait par la m锚me occasion aussi r茅tabli les liens avec les cousins somaliens de la famille du p猫re avec qui il avait 茅t茅 脿 la mosqu茅e de fa莽on r茅p茅t茅e. En quelques semaines les sympt么mes psychiatriques de Mohamed avaient disparu, malgr茅 l'abandon de la m茅dication (risperidone), et il avait pu r茅int茅grer une 茅cole o霉 il ne pr茅sente que quelques difficult茅s d'apprentissage. Plus d'un an apr猫s cet 茅pisode de psychose, d'une dur茅e de 2 mois environ, son 茅tat reste stable.

Il semble que pour Mohamed le foss茅 culturel et religieux entre le pays d'origine et le pays h么te ait repr茅sent茅 m茅taphoriquement le conflit entre la lign茅e paternelle et la lign茅e maternelle, celle-ci 茅tant pr茅sent茅e comme satanique par l'autre c么t茅. La convergence des interpr茅tations psychodynamiques et culturelles et la possibilit茅 d'attribuer 脿 une instance externe (un mauvais esprit) l'ambivalence et la col猫re face 脿 la m猫re, ont permit 脿 Mohamed de sortir du clivage entre lign茅e paternelle et maternelle, entre soci茅t茅 d'origine et soci茅t茅 h么te. Les deux c么t茅s de la famille se sont retrouv茅s dans le traitement traditionnel qui a conjur茅 la transgression initiale de la m猫re (son d茅part de Somalie dans l'enfance de Mohamed) et a annul茅 les effets de la mal茅diction du p猫re (renvers茅e par la b茅n茅diction de sa s艙ur jumelle). Mohamed a ainsi pu continuer de vivre avec sa m猫re sans avoir peur de lui causer du tort et tout en continuant 脿 appartenir l茅gitimement 脿 la famille de son p猫re.

Awa聽: devenir femme dans un monde 茅tranger

Awa a 13 ans et est originaire du Bangladesh. Elle est hospitalis茅e dans un 茅tat presque catatonique, Immobile, terroris茅e elle ne parle presque plus, elle refuse de s'alimenter et de boire. Elle entend des voix mena莽antes et est persuad茅e qu'elle va 锚tre 茅gorg茅e ou empoisonn茅e. La famille, dans un premier temps, la pr茅sente comme malade et 茅carte la possibilit茅 d'茅tiologies de nature traditionnelle. Durant son hospitalisation on apprend que la d茅compensation d'Awa aurait 茅t茅 pr茅cipit茅e en partie par un fait divers: une jeune fille du Bangladesh aurait 茅t茅 retrouv茅e assassin茅e et mutil茅e dans un parc de Montr茅al. Awa r茅v猫le aussi qu'elle se croit enceinte et qu'elle a eu des relations sexuelles avec un gar莽on. Ses propos sont jug茅s d茅lirants par sa famille. Un test de grossesse s'av猫re n茅gatif.

Awa insiste pour retourner 脿 la maison et le cong茅 est donn茅 alors qu'elle est encore tr猫s psychotique. En consultation externe avec ses parents et une interpr猫te, elle est de nouveau catatonique. "Croyez-vous aux fant么mes?" demande alors le p猫re 脿 la psychiatre. La conversation qui s'engage sur les revenants au Qu茅bec, ouvre la porte 脿 la qu锚te de sens de la famille: Awa est-elle tourment茅e par un fant么me ou par un esprit malveillant envoy茅 par un pr茅tendant 茅conduit, son p猫re ayant refus茅 de la donner en mariage avant la fin de ses 茅tudes? Durant la m锚me s茅ance, les difficult茅s associ茅es 脿 la pubert茅 dans un pays o霉 les normes de conduite pour les adolescentes sont tr猫s diff茅rentes des normes musulmanes sont 茅voqu茅es. C'est le seul moment de l'entrevue ou Awa sort de sa stupeur, alors que ses parents avaient d茅clar茅 qu'elle se plaignait de surdit茅 et de c茅cit茅, elle d茅clare soudain tr猫s clairement: "ah, je vois". Durant les semaines qui suivent les parents insistent pour qu'Awa reste 脿 la maison malgr茅 son 茅tat. La m茅dication est augment茅e et les parents sont encourag茅s 脿 mettre en 艙uvre des strat茅gies traditionnelles de traitement: ils emm猫nent Awa 脿 la mosqu茅e et continuent 脿 contacter des gu茅risseurs 脿 New York et au Bangladesh. La famille du Bangladesh se mobilise. Awa semble rassur茅e par cette grande mobilisation et demande la venue de sa tante, 脿 peine plus 芒g茅e qu'elle et de qui elle est tr猫s proche. Celle-ci semble jouer un r么le de mod猫le d'identification f茅minine alors que la m猫re, trop 芒g茅e, ne peut tenir cette place et que les pairs du pays h么te apparaissent comme inacceptables pour la famille. Peu 脿 peu Awa sort de la psychose et la famille 茅tablit des liens 茅troits avec l'茅quipe th茅rapeutique, comme si celle-ci assumait un r么le de compl茅ment 脿 la famille 茅tendue. Le p猫re assure que la m茅dication soit prise et voit d'un bon 艙il l'int茅gration des diff茅rentes modalit茅s th茅rapeutiques mais il s'oppose implicitement 脿 l'茅tablissement d'une relation duelle entre Awa et les th茅rapeutes. Au moment du retour 脿 l'茅cole Awa change d'茅cole et se retrouve dans un milieu priv茅, plus structur茅, o霉 elle risque moins d'锚tre fr茅quemment sollicit茅e 脿 cause de sa beaut茅 et ou son grand fr猫re la prot猫ge.

Pour Awa l'茅vocation et la mobilisation autour des 茅tiologies traditionnelles a permis d'茅viter partiellement le stigma associ茅 脿 la maladie mentale dans sa communaut茅 et de r茅tablir un lien fort avec la famille du Bangladesh tout en ayant recours 脿 la pharmacologie occidentale et 脿 un suivi psychiatrique. Sans accepter de nommer directement l'attirance du mod猫le f茅minin occidental sur leur fille, ce qui aurait pu 锚tre probl茅matique pour leur honneur, la famille a cependant pris des mesures afin qu'Awa se retrouve dans un milieu moins radicalement oppos茅 aux valeurs familiales et puisse ainsi plus facilement 茅tablir un pont entre la fa莽on de devenir une femme dans le pays d'origine et dans le pays h么te.

Marie: entre tradition et m茅decine, am茅nager le deuil des attentes

Marie est une jeune fille de 15 ans, n茅e au Canada de parents ha茂tiens. Elle a 茅t茅 hospitalis茅e en 茅tat de d茅shydratation et de d茅nutrition importante, sa m猫re ayant attendu le plus possible avant de l'amener contre son gr茅 脿 l'h么pital, enferm茅e dans un mutisme presque complet et visiblement hallucin茅e. Marie en est 脿 sa deuxi猫me hospitalisation pour psychose. Environ 6 mois auparavant, elle avait 茅t茅 admise durant deux semaines dans une institution psychiatrique. M茅diqu茅e de force, isol茅e et souvent retenue par des contentions, ses parents avaient fini par signer un refus de traitement et gardaient de cet 茅pisode un souvenir traumatisant qui expliquait le retard actuel 脿 consulter. Suite 脿 cette premi猫re hospitalisation son p猫re l'avait emmen茅e chez sa grand-m猫re en Ha茂ti o霉 elle avait pass茅 quelques mois. La m猫re n'avait pas beaucoup d'informations sur les traitements re莽us l脿-bas, mais rapportait que des gu茅risseurs avaient 茅t茅 consult茅s et que l'茅tat de Marie s'茅tait consid茅rablement am茅lior茅, sans pour autant qu'elle redevienne celle qu'elle 茅tait avant. De retour au Canada son 茅tat 茅tait rest茅 stable jusqu'au d茅part de son p猫re pour Ha茂ti.

Alors que Marie restait extr锚mement psychotique, malgr茅 le traitement neuroleptique, la complexit茅 et les divergences d'interpr茅tation de sa maladie dans son entourage apparaissaient. La m猫re, qui se pr茅sentait comme convertie, pr茅f茅rait ne pas envisager une 茅tiologie traditionnelle vaudou pour expliquer la maladie de sa fille m锚me si elle avait de la difficult茅 脿 se satisfaire d'une 茅tiologie m茅dicale. Elle insistait sur le recours 脿 la m猫re tout en reconnaissant que son mari absent avait plut么t consid茅r茅 l'茅tiologie traditionnelle. La s艙ur a卯n茅e de la m猫re affirmait pour sa part que la religion ne pouvait pas grand chose contre le vaudou et que "les forces sataniques devaient 锚tre combattues par Satan", quitte 脿 prier par la suite. Marie qui assistait, toujours mutique et hallucin茅e, aux entrevues familiales, semblait int茅ress茅e lorsque le vaudou ou Ha茂ti 茅taient mentionn茅s. Peu 脿 peu, elle devenait un peu plus calme. Apr猫s consultation du p猫re, la famille d茅cidait d'envoyer Marie terminer un traitement qui avait 茅t茅 entrepris pour elle en son absence en Ha茂ti. Apr猫s une semaine la m猫re revint avec elle. Le gu茅risseur avait d茅termin茅 que le probl猫me venait de l'esprit d'un anc锚tre du c么t茅 de la famille de la m猫re, cet esprit aurait 茅t茅 envoy茅 pour leur nuire par des membres 茅loign茅s de la famille envieux de la r茅ussite de ceux qui avaient r茅ussi 脿 茅migrer. La vuln茅rabilit茅 de Marie en avait fait la cible de l'esprit. Le fait que la possession vienne de la famille elle-m锚me rendait, d'apr猫s le gu茅risseur, le probl猫me beaucoup plus d茅licat: il pr茅disait une am茅lioration tr猫s lente et des s茅quelles subs茅quentes.

Le voyage en Ha茂ti, la consultation aupr猫s du gu茅risseur, le travail psychoth茅rapeutique avec la famille et la m茅dication avaient eu pour effets de r茅duire les sympt么mes positifs et de recr茅er une certaine coh茅sion autour de Marie. Dans les mois qui suivirent la vie de Marie se r茅organisa dans un va et vient entre les maisons des membres de sa famille 茅tendue. Incapable de r茅pondre 脿 des attentes minimales au niveau de l'茅cole, elle a investit l'espace urbain par de longues marches o霉 elle c么toie le monde tout en restant en retrait. Le diagnostic traditionnel a donn茅 脿 la famille de la patience et une grande tol茅rance. Marie accepte bien la contrainte minimale qui repr茅sente la prise de m茅dicament dans la mesure o霉 son espace de libert茅 est vaste. Elle reste passionn茅es par des d茅tails qui apparaissent parfois incompr茅hensibles 脿 premi猫re vue. Par exemple: elle est fascin茅e par la signature de son p猫re qu'elle peut r茅p茅ter des centaines de fois. Serait-ce parce que c'est cette signature qui lui a ouvert la porte de l'h么pital psychiatrique o霉 elle a v茅cu un cauchemar?

Ashton: l'esclavage de Babylone, l'espoir de Sion

Ashton a 13 ans, ses parents viennent des Antilles anglophones. Arr锚t茅 avec sa m猫re pour vol 脿 l'茅talage, Ashton est plac茅 dans un foyer de groupe qui l'envoie 脿 l'h么pital parce qu'il a des id茅es bizarres: il pr锚che et consid猫re qu'il est un 茅lu, ainsi que sa m猫re, alors que les intervenants du foyer et de la cour sont maudits. Il se dit le fils spirituel du roi Haile Selassie dont il est une repr茅sentation. Il doit fumer de l'herbe sacr茅e "ganja" et r茅aliser la mission qu'il partage avec sa m猫re alors que son p猫re fait partie d'un complot de "Babylone", en alliance avec les forces du mal repr茅sent茅es par la soci茅t茅 h么te o霉 il est n茅.

Apr猫s une courte hospitalisation, Ashton retourne dans le foyer de groupe. Un diagnostic de folie 脿 deux est 茅voqu茅 car sa m猫re, qui a 茅t茅 souvent hospitalis茅e en psychiatrie dans un 茅tat psychotique, partage les croyances d'Ashton. Une 茅valuation psychologique compl茅mentaire r茅alis茅e par une psychologue connaissant tr猫s bien le contexte antillais et rastafari conclut 脿 un 茅tat psychotique. Pour sa part Ashton ne se croit pas malade et refuse toute m茅dication. Il est r茅f茅r茅 en psychiatrie transculturelle parce que le d茅partement de protection de la jeunesse questionne sur les avenues d'intervention 脿 favoriser: l'茅cole ne veut plus de lui parce qu'il professe 脿 la place des professeurs, ses intervenants ont l'impression d'avoir peu ou pas de prise sur lui.

Des rencontres avec les diff茅rentes personnes impliqu茅es autour d'Ashton laissent vite entrevoir la superposition de multiples clivages: entre intervenants, blancs et noirs du foyer, entre le p猫re d'Ashton, alli茅 du syst猫me, et la m猫re consid茅r茅e comme une influence n茅faste dont Ashton doit 锚tre s茅par茅, malgr茅 l'茅vidence d'un lien d'attachement important 脿 celle-ci. Les clivages, "d茅lirants" mis en sc猫ne par Ashton entre les 茅lus et les maudits, Sion et Babylone, reprennent de fa莽on m茅taphorique le d茅chirement qu'il ressent: il est forc茅 de trahir et de rejeter sa m猫re et la culture d'origine qu'elle repr茅sente pour acc茅der 脿 une place de sujet dans la soci茅t茅 h么te et dans la famille maintenant dirig茅e par son p猫re. Son alliance avec sa m猫re repr茅sente pour lui une mission, pour le syst猫me elle est essentiellement signe de folie.

Le travail de l'茅quipe transculturelle consistera 脿 soutenir certains intervenants carib茅ens de terrain dans leurs efforts de rompre le clivage: la l茅gitimit茅 de l'茅cole et du foyer doit venir d'une alliance, fut-elle tr猫s partielle et d'une reconnaissance respectueuse de la m猫re. Il s'agira aussi d'un travail de protection contre une intervention psychiatrique plus invasive (m茅dication et hospitalisation forc茅e) pr么n茅e par des responsables inquiets de voir ce jeune gar莽on rester hors de l'茅cole pendant plusieurs mois. Apr猫s plusieurs moments de crise de doutes et d'incertitudes, la situation commence 脿 se d茅nouer lorsque le foyer de groupe accepte des visites de la m猫re. Celle-ci traversant une p茅riode particuli猫rement d茅stabilis茅e, a des comportements perturbateurs (crie et se d茅sorganise) avec lesquels Ashton prend une distance, sans toutefois la renier ni l'abandonner. 脌 partir de l脿, les multiples clivages vont s'茅mousser. Ashton accepte de retourner 脿 l'茅cole en se pliant aux exigences de celle-ci. L'茅cole pour sa part se rassure un peu et devient plus tol茅rante face 脿 une diff茅rence qui n'est plus uniquement interpr茅t茅e en termes de folie. A mi-chemin entre son p猫re et sa m猫re Ashton accepte aussi d'int茅grer une famille Rastafari o霉 il retrouve une place d'enfant: ni proph猫te, ni mod猫le mental, il recommence 脿 faire de la bicyclette et 脿 jouer au basket-ball. Sa pr茅occupation pour Babylone et pour Sion s'efface progressivement: le bien et le mal ont retrouv茅 figure humaine, enchev锚tr茅 dans un quotidien qui est le sien, en continuit茅 avec l'histoire de tous ceux qui ont 茅t茅 anarch茅s 脿 l'Afrique comme esclave, qui ont surv茅cu 脿 la colonisation et font face, comme lui, au racisme ordinaire.

脡tienne, le messager des anc锚tres

脡tienne est un gar莽on ha茂tien de 15 ans, admis 脿 l'h么pital dans un 茅tat de psychose aigu毛: il est tr猫s retir茅, presque mutique, il ne se nourrit plus et appara卯t tr猫s perdu. Les parents rapportent une d茅t茅rioration progressive de l'茅tat d'脡tienne durant la derni猫re ann茅e: craintes grandissantes d'锚tre la ris茅e de ses compagnons, rires solitaires, id茅es de r茅f茅rences face 脿 la t茅l茅vision. 脌 l'h么pital en pr茅sence d'un psychologue parlant cr茅ole et en l'absence de son p猫re, 脡tienne parle de l'esprit d'un mort vivant, d'un zombie qui le pers茅cuterait. Quelques jours apr猫s l'introduction d'une m茅dication neuroleptique les parents le reprennent 脿 la maison m锚me s'il est encore hallucin茅. Le suivi met en 茅vidence des positions tr猫s cliv茅es 脿 l'int茅rieur de la famille. Le p猫re, professionnel dans le domaine scientifique, consid猫re que son fils souffre d'un probl猫me strictement m茅dical et... qu'il ne doit pas 锚tre consid茅r茅 comme malade. La m猫re, sans r茅v茅ler de prime abord sa propre interpr茅tation de la maladie de son fils, affirme que la pri猫re peut l'aider et organise des groupes de pri猫res 脿 la maison. Son mari, qui s'oppose 脿 toute intervention de personnes ext茅rieures 脿 la famille nucl茅aire, ne veut pas que les groupes se tiennent 脿 son domicile ce qui devient une source de conflit. Dans les semaines qui suivent, alors qu'脡tienne 茅merge tr猫s lentement de sa psychose, la diff茅rence entre les positions parentales demeure au premier plan. La m猫re 茅voque une maladie qu'elle aurait eu comme jeune femme qui aurait eu une origine non naturelle et un lien avec le Vaudou, son p猫re lui aurait alors pr茅dit: "ton mari est trop na茂f pour r茅aliser ce qui se passe. Il ne comprendra que lorsqu' "ils" s'en prendront 脿 l'un de ses enfants". La m猫re raconte aussi comment elle s'est oppos茅e 脿 ce qu'脡tienne porte le nom de son grand-p猫re paternel, car celui-ci avait demand茅 que son premier petit-fils soit nomm茅 comme lui et d'apr猫s elle il s'agissait d'une imposition qui cachait quelque chose. Pour le p猫re cette insinuation est difficile 脿 accepter 茅tant donn茅 l'amour et l'admiration inconditionnelle qu'il voue 脿 son p猫re aujourd'hui d茅c茅d茅. Le p猫re d'脡tienne quitte alors sa position ultra rationnelle pour s'interroger sur un r锚ve qu'il a fait de fa莽on r茅p茅t茅e avant chacune des naissances de ses trois enfants: il a r锚v茅 d'un cheval qui passait devant lui. Dans le cas d'脡tienne, deuxi猫me de la famille et seul gar莽on, le r锚ve 茅tait l茅g猫rement diff茅rent: le cheval 茅tait amen茅 vers lui par une jeune fille qui lui en remettait les r锚nes.

Des personnes de la famille n'avaient pas voulu lui expliquer son r锚ve tout en lui sp茅cifiant que "c'茅tait un bon r锚ve". Une cousine lui avait r茅v茅l茅 que le cheval repr茅sentait Saint-Jacques majeur. Le p猫re rapporte alors qu'il rencontrait r茅guli猫rement son p猫re en r锚ve depuis la mort de celui-ci, et que cela l'aidait habituellement 脿 r茅soudre ses difficult茅s, mais que depuis la maladie de son fils, il ne l'avait pas vu. La th茅rapeute avait propos茅 que le r锚ve, comme la nomination d'脡tienne, pourraient repr茅senter une mission confi茅e 脿 脡tienne et 脿 son p猫re pour la famille ou la communaut茅 et l'existence 茅ventuelle d'un secret.

Le p猫re d'脡tienne avait alors racont茅 un r锚ve fait au moment de la mort de son p猫re: son jeune fr猫re essayait de percer un secret (celui de la mort d'apr猫s lui) et le p猫re l'en emp锚chait avant de dispara卯tre. Le r锚ve d'apr猫s lui confirmait que deux 茅tats 茅taient possibles dans la mort. Il s'茅tait 茅galement souvenu que son p猫re, jeune homme, 茅tait tomb茅 tr猫s 茅trangement malade et avait d没 retourner dans son village natal isol茅 pendant plus d'un an, abandonnant son emploi de fonctionnaire. Sa gu茅rison avait 茅t茅 accompagn茅e d'une remont茅e sociale et familiale fulgurante: il avait occup茅 un poste d'importance nationale et avait eu dix enfants.

L'entr茅e du p猫re dans le monde des repr茅sentations traditionnelles s'茅tait accompagn茅e d'un retour de la m猫re vers un discours plus m茅dical occidental: elle avait eu une c茅sarienne, celles-ci 茅taient associ茅es 脿 des probl猫mes de ce genre, elle voulait plus d'information au sujet de la schizophr茅nie.

Apr猫s une p茅riode ou la coh茅sion familiale autour de plusieurs significations donn茅es 脿 la maladie d'脡tienne commence 脿 se refaire, les dissensions 茅videntes entre les deux parents semblent d茅sorienter 脡tienne qui, apr猫s une br猫ve p茅riode d'am茅lioration de son 茅tat, redevient plus psychotique. Dans ce cas, la multiplicit茅 des syst猫mes de sens n'ont fait que nourrir le conflit familial sans permettre d'茅tablir une espace pouvant contenir l'exp茅rience de la psychose.

Discussion

Ces cinq histoires illustrent diff茅rents sc茅narios retrouv茅s chez nos jeunes patients psychotiques. Dans le cas de Mohamed l'approche transculturelle a permis de revenir aux modalit茅s traditionnelles de traitement qui se sont av茅r茅es efficaces. Dans le cas d'Awa, sc茅nario le plus fr茅quent, une combinaison des approches traditionnelle et psychiatrique a 茅t茅 possible et b茅n茅fique. Ashton a b茅n茅fici茅 d'une expression syst茅mique institutionnelle des tensions familiales personnelles et communautaires qu'il vivait. L'introduction du diagnostic traditionnel a permis 脿 la famille de Marie de faire face 脿 la chronicit茅 de la maladie. Enfin, dans le cas d'脡tienne l'intensit茅 du conflit familial persistant n'a pas permis d'茅tablir une coexistence de diff茅rents univers de sens et l'intervention a surtout contribu茅e 脿 entretenir les tensions.

Trois instances jouent un r么le cl茅 dans la mise en place de l' approche transculturelle :

1. L'茅quipe de crise, de par sa flexibilit茅, son orientation familiale et son r么le limit茅 dans le temps, permet de s'adresser 脿 l'茅pisode psychotique en tant que crise en valorisant les avenues propos茅es par la famille tout en proposant une approche pharmacologique non invasive.


2. Le milieu hospitalier non psychiatrique permet 脿 la famille, si elle le d茅sire, de consid茅rer l'adolescent comme "malade" mais de fa莽on non sp茅cifique, ce qui facilite l'introduction de signification autres que celle appartenant au registre psychiatrique. L'int茅r锚t des infirmi猫res pour les cas caract茅ristiques culturelles de l'histoire des jeunes augmente la tol茅rance du personnel de l'茅tage face 脿 des comportements psychotiques autrement per莽us comme inqui茅tants, et par cons茅quence diminue le recours 脿 un contr么le pharmacologique et physique invasif. Enfin le milieu m茅dical pr茅sente aussi des probl猫mes puisqu'il entra卯ne souvent une augmentation importante d'investigations m茅dicales peu justifi茅es.


3. L'approche en psychiatrie transculturelle permet d'introduire une multiplicit茅 de syst猫me de sens autour de la crise et de transformer le pass茅 entre la culture d'origine et la soci茅t茅 h么te en un espace transitionnel permettant un jeu autour du sens et une recherche de coh茅rence relative dans des mondes h茅t茅rog猫nes (Witzum, 1999). Ce processus comprend aussi une validation de savoirs et de savoir-faire diff茅rents de l'expertise m茅dicale occidentale. La reconnaissance des savoirs empiriques de la famille et de la communaut茅 redonne 脿 la famille du pouvoir et renforce l'alliance avec l'茅quipe clinique. Cette alliance est souvent fragilis茅e par l'asym茅trie du pouvoir entre le milieu clinique et les familles qui ont une identit茅 de groupe minoritaire. (Rousseau, 1998). Finalement, la possibilit茅 de jouer avec un large 茅ventail de significations facilite la mobilisation des r茅seaux sociaux: famille 茅tendue et r茅seaux de support dans le pays d'origine. Pour de nombreuses communaut茅s le stigma associ茅 avec la maladie mentale ne permet pas cette mobilisation ce qui provoque un plus grand isolement du patient et de sa famille (Nathan 1994). L'茅vocation de significations traditionnelles peut au contraire parfois indiquer aux proches de fa莽on claire quelles sont les avenues permettant d'aider et de soutenir la famille au travers de la crise.

Notre exp茅rience clinique souligne l'utilit茅 d'une 茅valuation culturelle d'un 茅pisode psychotique chez l'adolescent migrant autant dans la cr茅ation d'une alliance avec celui-ci et sa famille que dans l'茅laboration d'un plan de traitement qui non seulement n'agrandit pas le clivage entre les diff茅rents mondes auxquels appartient l'adolescent, mais transforme le foss茅 entre le pays d'origine et la soci茅t茅 h么te en espace transitionnel permettant de multiplier les interpr茅tations de la crise et les strat茅gies disponibles pour y r茅pondre.